JEUDI 25 Janiver à 19 h, en ligne
Eric Dudoit
Diplômé de théologie, docteur en psychologie clinique et psychopathologie d’Aix-Marseille Université (AMU), chargé de cours en médecine, psychologie clinique et psychologie sociale de la santé, il est, de plus, enseignant-chercheur associé au laboratoire de psychologie sociale de la santé (EA 849). Il travaille au service de soins palliatifs et oncologie médicale du CHU de la Timone, à Marseille,
Mourir est un moment d’une délicatesse extrême… Mourir n’est pas l’aller simple vers le néant comme envisagé dans le modèle « Sartrien », ni un retour à l’état d’innocence première ou paradisiaque. C’est plutôt une entrée dans une dimension et un temps autres… que ce que perçoit la conscience ordinaire ; autre et pas radicalement différent pour la plupart d’entre nous, car l’identité de celui qui se meurt est toujours existante, à peine plus éclairée peut-être. Ainsi la mort n’est pas la révélation de toutes les connaissances ou le retour à un état paradisiaque, la mort c’est souvent et avant tout une surprise ! Pour peu que la croyance en un néant après la vie ne soit pas érigée en « vérité absolue », en dogme pour aujourd’hui.
Annette est couchée sur son lit blanc avec sa couverture bleue, elle dort beaucoup. Souvent, on peut entendre ses ronflements depuis le couloir, et, parfois, en tendant l’oreille, sa respiration crépitante, alors que les soins de bouche se font. Annette est une Marseillaise à l’accent chantant qui tenait une droguerie avant d’être retraitée. Après le décès de son mari, elle est retournée à l’église : « Le bon dieu me pardonnera bien ces quelques années avec un bolchevique » me dit-elle un jour avec le sourire radieux d’une petite fille espiègle. « Et puis, il était bon mon Raymond ! Il n’aimait pas les curés, c’est tout, mais il avait la main sur le cœur. » Annette reste souvent dans son fauteuil pour m’attendre et se délecte de pouvoir me raconter quelques bribes de son histoire. Des enfants, une rue bruyante qui conduit tout droit au port, mais une pente parfois dure à remonter avec les courses, et plein de gamins des rues de toutes les couleurs, comme elle aime le dire. Une vie simple et parfois rude, mais une belle vie. Elle garde toujours un petit penchant pour sainte Rita. « Allez savoir, pourquoi ! » s’exclame-t-elle entre deux bouts d’histoire, largement agrémentés par ses bras et ses mains qui bougent en tous sens.
Ainsi, elle passe quelques semaines, puis quelques mois avec nous, entre soins de confort et antidouleurs pour adoucir cette fin de vie qui n’en finit pas de « finir… » Pourtant, un jour, en début d’après-midi, elle cesse de rire et de respirer ! Comme ça, d’un coup ! On aurait pu croire que quelqu’un avait soufflé sur son souffle, comme on éteint une bougie, et « plus rien ». En apparence seulement… Les infirmières et le médecin de l’unité sont dans la chambre parlant avec sa fille qui est là, en attendant le frère. C’est dans ce « petit théâtre » que j’arrive, ne sachant pas qu’Annette s’en est allée. À la vue de tout ce monde, je manque de faire demi-tour me disant que je retrouverai la fille d’Annette un peu plus tard…
Cependant, je sens soudain comme un filet d’air frais sur mon visage et l’odeur des frésias : mon signe pour me dire que quelque chose advient. Je m’approche alors du lit et tenant le montant en fer dans mes mains, je ferme les yeux, laissant la paix et la joie s’installer en moi, tranquillement, émettant presque un sourire, lorsque j’entends dans ma tête : « Mais qu’est-ce que je fous là ? Hier, j’ai bien vu André et Maurice, ils me disaient de les suivre ! Mais j’avais sommeil, alors je suis restée à la maison. Maintenant je me retrouve ici dans cette chambre, avec cette vieille dans le lit… On dirait en plus que c’est « moi », la vieille ! Mais quelqu’un va-t-il m’expliquer ? » Je suis à la fois amusé et heureux, alors, doucement, je m’adresse à Annette : « Tu as fini ton voyage Annette, tu peux laisser ton vieil habit ici. » Je la sens immédiatement attiré par mes dires. « Je suis morte ? » Je lui réponds avec tendresse : « Oui, oui, tu es de l’autre côté, ne t’inquiète de rien. Va retrouver ceux et celles qui t’aiment, puis quelqu’un viendra te chercher et t’expliquer. » J’ai à peine le temps de finir ma phrase qu‘Annette est déjà partie faire le tour de ses liens sur cette terre.
Sa fille sanglote, ne sachant pas non plus ce que la mort est réellement, elle touche ce vieux corps, frénétiquement, avec les seuls mots du médecin pour la calmer un peu. En regardant cette scène, je me suis dit qu’il serait peut-être important d’éclairer de quelques mots l’avènement du décès avant qu’il ne survienne… Juste pour éclairer l’évènement, pas pour expliquer et démontrer ce qu’est la mort, mais éclairer d’une lumière simple ce moment d’une grande délicatesse.
Dans notre société désacralisée, il n’y a plus beaucoup de monde pour nous expliquer « le départ », même la religion s’absente souvent de ce travail en se cloisonnant à la cérémonie de mémoire de celui qui est mort. Heureusement, de façon très naturelle, nous avons en nous les ressources pour accompagner nos défunts dans la joie et l’amour de leur cœur. Chacun vient avec un peu de lui en partage devant le corps ou le cercueil, avec une pensée, un objet, une larme, qui dit l’amour que parfois nos mots ne peuvent dire, submergés par le déferlement de nos émotions. Car c’est cela qui va faciliter le début du voyage : l’amour, la simplicité et la liberté que nous avons avec le défunt. Celui qui part reste très perméable et attentif à ces signes d’amour. Si, en plus, nous pouvons y mettre parfois une toute petite pointe de joie, faisant ainsi la découverte de la « joie-tristesse », alors nous enveloppons les nôtres d’amour.
Ainsi, la mort n’est pas l’opposé de la vie, elle est un mouvement de celle-ci, une sorte de point d’acmé pour l’identité qui la traverse. Nos légendes, folklores et symboles en sont pétris. Les évangiles, celui de Jean en particulier, sont centrés sur la Passion du Christ, sa mort et sa résurrection. La quasi-totalité des religions ou spiritualités sont en ligne directe avec cet événement. Que cela soit la mort du corps, du désir, ou encore la notion de voyage avec la perte du lieu de vie pour un ailleurs pas toujours très bien délimité, les mystiques de toutes les cultures s’en sont servis pour atteindre leur Dieu, la paix ou la sublime conscience… Nos mythes et nos légendes ne sont pas des récits narratifs pour petits enfants attardés, comme on a tenté de nous le faire croire aux XIXe et XXe siècle, ce sont des récits édifiants et accompagnants pour les tribulations des vivants de ce monde, mettant en scène la « perte » comme ferment de la trouvaille !
Il m’a fallu bien des années pour expérimenter ce qu’est la matière dans toutes ses formes, ou plus exactement dans quelques-unes de ses dimensions. Celle-ci, en effet, est bien plus que ce qu’en disent nos livres de sciences, elle est bien plus qu’un simple assemblage d’atomes ou de cellules. Elle pense, elle vit, elle vibre… Elle pense et parle dans la langue de son monde, dans la langue des préformes de l’éther comme disaient les anciens gnostiques ou mystiques de toutes cultures. Sachant cela, il me fallut connaître et en faire l’expérience pour aimer les corps humains construits de ce matériau. Car, voyez-vous, un psychologue s’intéresse aussi au corps, à ce qu’il a à dire, non pour le faire taire mais pour entendre ses symptômes. Les entendre ne veut pas dire en faire une simple réponse causale de l’esprit, un être vivant est plus complexe que cela, et un symptôme peut bien être justement la voix de l’esprit pour tenir debout en ce monde. J’ai trop à aimer pour éradiquer un symptôme d’un simple revers de médicament, de plus il m’est utile lorsque la voix de celui-ci est trop forte et aiguë pour le porte-symptôme qu’est l’individu. Ainsi la matière, la cellule, est divinisante à l’extrême, elle est en son essence déjà le tout ; je conçois cela comme un hologramme, une « Fractale » créée par et pour la vie.
« Toutes les choses de la terre vont comme vous à la mort ; mais cela ne se voit pas en quelques-unes qui durent longtemps, parce que la vie de l’homme est courte. »
Dante, La divine Comédie (Le Paradis)